Il est un peu plus de 15 heures à Mantes-la-Jolie. Le soleil tape contre les façades beige et ocre des immeubles et les volets, à demi clos, filtrent la chaleur de l’après-midi. Au pied du bâtiment, bordé par des buissons taillés au cordeau, une agitation douce gagne peu à peu les lieux. Des jeunes du quartier arrivent les uns après les autres, salués au passage par les voisins qui jettent un œil depuis leur fenêtre ou leur balcon. Enfants, ados, mamans croisés au pied des marches, tout le monde reconnaît Fahd, Ahmad, Zouheir et Amadou. Et tout le monde sait ce qui se prépare. C’est jour de tournage pour l’association Jeunesse, sourire et loisirs. L’ambiance est conviviale, presque festive. Des petits traînent dans les jambes des plus grands, posent des questions, espèrent se faire filmer. Une effervescence, devenue familière, entoure les trois garçons qui, cet après-midi-là, seront les visages de la prochaine vidéo.
Depuis quelques mois, ces jeunes de la cité des Garennes, au Val Fourré, tournent des vidéos de prévention. À leur tête : Amadou, président de l’association, qui vient tout juste de fêter ses 22 ans. Derrière la caméra, il est celui qui murmure « 1,2,3, c’est parti », ajuste le cadrage et donne les consignes. Mais Amadou est bien plus qu’un organisateur ou un meneur. Il est le cœur battant du projet, celui par qui tout a commencé. L’idée, elle lui trottait dans la tête depuis un moment. « Je voulais faire des vidéos, mais je ne savais pas sur quoi, ni comment. » Le déclic lui vient le jour où il croise dans le quartier de très jeunes ados en train de fumer des puffs (un produit de vapotage jetable). « Ils avaient l’air de trouver ça normal. Moi, j’ai vu un vrai problème », explique-t-il. Il va leur parler. Ils le prennent pour un fou, rien d’anormal pour eux. Mais pour lui, l’alerte est sonnée : il fallait parler, expliquer, sensibiliser. Il réalise aussi et surtout que certains sujets ne sont jamais abordés, ou alors pas avec les bons mots.
De là naît l’envie de créer des vidéos de prévention avec les jeunes eux-mêmes. Amadou appelle alors Ahmad, Zouheir et Fahd. Ils font déjà partie de Jeunesse, sourire, loisirs, l’association qu’il anime avec passion depuis trois ans. Il les réunit dans un groupe sans leur expliquer tout de suite ce qu’il prépare. « Au début, ils ne savaient pas pourquoi je les mettais ensemble », confie-t-il en souriant. Très vite, le projet prend forme. Il écrit les premières vidéos, se documente, cherche des chiffres, des infos, construit ses textes. Puis il les montre aux jeunes. Quelques modifications plus tard, la vidéo est enregistrée. Amadou apprend sur le tas. Il fédère, il motive.
Les vidéos postées sur TikTok cumulent des milliers, voire des millions de vues. Dans les commentaires, les suggestions de sujets affluent. Amadou en tient compte, tout comme des demandes qui émergent dans son quotidien. Dépendance, violences, santé mentale… Les vidéos abordent des sujets de société sans jamais tomber dans un discours moralisateur. Mais elles s ne sont qu’une facette de l’engagement d’Amadou avec Jeunesse, sourire, loisirs. Avec l’association, le jeune président organise toute l’année des sorties éducatives – visites de musées, de l’Assemblée nationale, etc. –, des vacances, des projets portés en lien avec la ville, toujours pour les jeunes. Une dynamique collective, où le plaisir de se retrouver compte autant que la découverte du monde.
Aujourd’hui, les vidéos sont devenues l’un des outils les plus visibles de ce travail de terrain. Des mamans lui écrivent pour le remercier, des jeunes lui annoncent qu’ils ont arrêté de fumer grâce à ses contenus. « Vous me redonnez espoir en la jeunesse », lui a écrit une mère. Ces retours, il les garde précieusement. Et ce jour-là, les jeunes traitent, sous la direction d’Amadou, de la dépression. Un thème lourd, mais adressé sans pathos, avec des mots simples et clairs. Un langage de proximité, sans filtre, qui fonctionne.
Devant le bâtiment numéro 4, Amadou, qui fait des tests caméra, tente de convoquer le sérieux chez ses trois acteurs du jour. Pas une mince affaire : pour chacun d’eux, ce tournage est presque une deuxième journée. Zouheir sort tout juste d’une épreuve du bac et Fahd les rejoint un peu plus tard, une fois sa journée de cours finie. Ahmad, en année sabbatique, premier arrivé sur le lieu de tournage, en profite pour réviser une dernière fois ses lignes. Dès qu’ils s’installent, des enfants du quartier viennent les saluer, les chambrer et leur souhaiter bon courage. Dans le quartier, ces vidéos ont un véritable écho. On les regarde, on les partage, on en parle. Mais avant ça, il faut tourner. Et pour tourner, il faut du silence. Un vrai silence. Pas facile devant un hall d’immeuble qui bouillonne de vie. Plusieurs prises sont coupées net, soit par le fracas d’une trottinette qui passe, soit par une conversation enjouée entre deux voisines qui se croisent en rentrant. Amadou lève la main doucement : « On reprend. » Il veille à tout. Le cadrage, le rythme, les regards. Il laisse les garçons jouer, mais jamais sans cadre : les textes sont écrits en amont, et même s’il leur arrive d’improviser, aujourd’hui tout a été prévu à l’avance.
Alors qu’ils refont une prise de Fahd, un fourgon de police s’arrête non loin. Pas de contrôle, pas d’interpellation, juste une présence – mais cela suffit pour figer l’ambiance. Les rires s’estompent, les gestes ralentissent. On attend patiemment qu’ils repartent. Alors, enfin, les visages se relâchent et le tournage reprend son cours. Une petite fille du quartier, intriguée, s’approche de Zouheir et lui demande timidement : « Mais vous faites quoi, là ? Pourquoi vous filmez ? » Il lui répond en souriant : « C’est pour prévenir, tu vois. Pour que les petits comme toi apprennent plein de choses, et surtout qu’on se rappelle tous que c’est important d’être gentil avec tout le monde. » C’est dans ces instants-là que le projet prend tout son sens. Il n’y a pas de grand discours, pas d’institution derrière la caméra. Juste des jeunes qui parlent à d’autres jeunes, sur des sujets qui les touchent tous, dans leur quartier, à leur manière et avec leurs mots, leur ton, leur spontanéité. Et cette simplicité-là fonctionne.
Aujourd’hui, ces vidéos ont ouvert de nouvelles perspectives aux jeunes. Fahd et Zouheir envisagent même, après le bac, de poursuivre dans le cinéma, et peut-être de devenir acteurs. Le projet leur donne confiance, les pousse à rêver plus grand. Et c’est aussi le cas d’Amadou qui ne veut pas s’arrêter là. Il voit plus loin. Il rêve de courts-métrages, toujours dans la même veine : sensibiliser, faire réfléchir, transmettre.
Pour Ahmad et Amadou, ce projet permet aussi de déconstruire certains clichés. Montrer que la jeunesse de banlieue sait créer, s’organiser, réfléchir. Qu’elle n’est pas l’image que l’on plaque sur elle. Ici, on s’exprime, on invente, on tend la main aux plus jeunes. Le président de l’association affirme haut et fort que « les jeunes de quartiers peuvent parler de tout » sans avoir besoin de se transformer pour être légitimes.
Et puis vient le moment de conclure. Une dernière prise. Une ultime réplique. La vidéo se termine, comme toujours, par le même gimmick : Ahmad s’avance vers la caméra, sérieux, puis lance : « Et vous… » « Qu’est-ce que vous en pensez ? », complètent en chœur les trois garçons. Une phrase devenue leur signature.
« C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les événements du monde. »
Tel était « Notre but », comme l’écrivait Jean Jaurès dans le premier éditorial de l’Humanité.
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