RELIRE VASSILI GROSSMAN

«En résumant l'histoire de ma vie, voici ce que j'ai envie de dire, écrit Vassili Grossman dans une autobiographie restée inachevée et que l'on découvre dans Souvenirs et correspondance, un recueil inédit. J'ai fait des études, j'ai travaillé comme ingénieur dans le Donbass et à Moscou, j'ai écrit des livres, j'ai été au front en tant qu'observateur, correspondant de guerre. » Le résumé est d'une sobriété exemplaire, d'une modestie rayonnante. Est-ce bien à propos du même Grossman que Linda Lê écrit, dans son avant-propos au roman Tout passe, qu'il appartient au camp « des prophètes et des prédicateurs », car « seuls ces derniers risquent leur peau » ?

Oui, c'est le même, l'homme et le prophète réunis, que donnent à voir et à entendre les quatre textes majeurs réédités par Calmann-Lévy (trois romans avec le diptyque que forment Pour une juste cause et Vie et destin avec Tout passe et les Carnets de guerre 1941-1945) et ces Souvenirs et correspondance inédits. Leur lecture conjointe permet un aller-retour entre les lettres, les textes à la première personne - qui dévoilent un « Vassia » étonnamment accessible, sensible aux compliments, voire à la flatterie, drôle, impertinent, vibrant d'amour pour sa Lioussenka, puis courageux face aux censeurs qui veulent le faire taire - et la prose épique de ce géant du siècle qui embrasse d'un même regard les deux totalitarismes, le nazisme et le communisme, et campe des personnages dont les hésitations, les doutes, les lâchetés, la grandeur aussi, épousent les complexités de l'âme humaine.

Repères

29 novembre 1905 Naissance à Berditchev (actuelle Ukraine).

1923 Études d'ingénieur chimiste.

1934 Publie Dans la ville de Berditchev.

1941 Part au front comme journaliste.

1952 Publication de Pour une juste cause.

14 septembre 1964 Mort à Moscou

1980 Publication de Vie et destin (censuré depuis 1962).

Prophète. Le jour de 1961 où le KGB confisque le manuscrit de Vie et destin est le moment qui fait basculer Grossman. D'ermite, simple observateur, il devient donc porteur d'une vérité plus grande que lui, celle de la vraie nature du régime sous le joug duquel il se débat et du seul salut possible, celui qui passe par l'écriture. Prophète, donc. « Mon livre m'a été confisqué, pris de force, écrit-il à Khrouchtchev en février 1962 dans une lettre bouleversante. J'y tiens comme un père tient à ses enfants légitimes. Me priver de mon livre est comme priver un père de son enfant. Depuis lors, je ne cesse de penser à son tragique destin, je cherche des explications. Mon livre est-il subjectif, est-ce la raison ? Mais toutes les ?uvres littéraires portent l'empreinte du subjectif, du personnel [?] Un livre d'écrivain n'est jamais l'illustration directe des opinions de chefs politiques [?] La littérature n'est pas un écho, elle parle du drame de la vie à sa façon. »

Chacun des romans permet de vérifier la profondeur de cette profession de foi. Y compris le plus contraint par les impératifs du réalisme socialiste, Pour une juste cause, qui paraît ici avec des passages censurés dans de précédentes éditions et constitue le premier volume de la saga du siège de Stalingrad vécu par la famille Strum-Chapochnikov (que l'on retrouve dans Vie et destin). Non sans ironie - puisque Stalingrad reste, pour Poutine, le fait d'armes le plus glorieux de la « Grande Guerre patriotique » et même de l'Histoire russe -, Vie et destin sera dépourvu de toute leçon de morale, le récit amer de défaites multiples. Défaite idéologique : les fidèles communistes que sont Krymov et Abartchouk sont pris dans l'étau impitoyable de la répression étatique. Défaite fantasmée : Victor Strum - le double de Grossman - ne se remet pas de ne pas avoir empêché la mort de sa mère, assassinée par les nazis avec les 30 000 Juifs de Berditchev (en Ukraine), comme le fut la mère de l'auteur, Ekaterina Savelievna, en septembre 1941. Défaite de l'humanité, bien sûr, avec la destruction des Juifs d'Europe. « Tu représentes pour moi l'humain par excellence et ton terrible sort est celui de l'humanité en des temps inhumains », écrit Grossman à sa mère, bien des années après sa disparition.

En pleine guerre menée par Poutine contre l'Ukraine (terre natale de Grossman) au nom d'un prétendu antinazisme, de nombreux passages prennent à la gorge. Il y a ces descriptions de villes dévastées - Donetsk, Kiev, Odessa -, la vision hallucinatoire des petites victimes de bombardements : « Aucune puissance au monde ne peut soulever les cils si fins des yeux d'un enfant mort. » Depuis 2010, à Milan, un arbre planté dans l'allée des Justes perpétue la mémoire de Vassili Grossman : « écrivain russe »§

Une réédition monstre

Pour une juste cause (traduit par Luba Jurgenson, 1 100 p., 28,50 ?), Vie et destin (traduit par Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard, 1 000 p., 28,50 ?), Tout passe (300 p., 21,90 ?), Souvenirs et correspondance (traduit par Luba Jurgenson, 400 p., 23,90 ?), Carnets de guerre 1941-1945 (traduit par Catherine Astroff, 396 p., 25,90 ?).

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