«DECARNATION», LA VIE EN PSYCHOSES

A l’heure où Zelda occupe toutes les pensées de joueurs absorbés dans une course d’orientation qui les projette aux quatre points cardinaux d’un monde visité de haut en bas, surgit une proposition qui ressemble à son antithèse : Decarnation. En termes de gabarit, évidemment, puisque à un jeu aux ambitions mondiales on oppose ici une première création alternative, issue du studio français Atelier QDB, mais surtout en termes de confection, de forme. Quand la création de Nintendo est dans l’expansion, la projection vers l’extérieur, Decarnation compose un jeu concave, où tout ruisselle vers l’intérieur, vers l’intériorité.

Ce centre de toutes les gravités vers lequel le joueur est perpétuellement rappelé est à la fois un lieu et une personne. C’est Gloria, danseuse de cabaret qui sent sa prime jeunesse lui échapper à l’approche de la trentaine. Sa carrière est à un tournant, son couple aussi, quand elle aimerait poursuivre en ligne droite. Mais survient une miraculeuse proposition : un mécène qui lui offre tout ce dont elle rêve. Rendez-vous est pris. Elle se réveille enfermée dans une cave. Dans une chambre sans fenêtre, avec un lit en forme de cygne, une petite penderie, une baignoire et une porte de prison en acier. On touche l’autre point névralgique de Decarnation.

Pataugeoire à psychoses

Cet enfermement, rarissime en jeu vidéo en ce qu’il empêche toute forme d’escapisme souvent associé au média, Decarnation l’installe de façon admirable en travaillant le cadre. S’il n’est pas surprenant pour un jeu en pixel-art d’arborer une large bordure noire autour de son image afin de mieux rendre justice à des illustrations qui gagnent à ne pas être vues de trop près, l’effet de recadrage participe ici de l’écrasement conjugué du joueur et de Gloria à mesure que la durée de sa captivité s’étire. Enfermée dans les rêves d’un autre (la chambre recréée façon maison de poupée), la jeune femme ressasse, s’effondre sur elle-même. Son esprit, mis sous cloche, entame un lent processus d’autodévoration. Le jeu nous trimballe alors d’un cauchemar à l’autre, Gloria revisitant des lieux qui lui sont familiers mais transformés en espace de prédation, terrains traîtres et fuyants où se rejoue la somme des petites et grandes agressions dont elle a été victime. Son appartement se fait dédale, le club devient un lieu de perdition, quand ce n’est pas le XIe arrondissement qui se change en cité lacustre envahie de bubons de chairs ou de mâchoires prêtes à se refermer sur elle. La pataugeoire à psychoses de sa psyché se change en piscine olympique.

Influence japonaise

Des scènes de male gaze moites traversées plein cadre, cette fois, le changement d’échelle participant à démultiplier l’effet ressenti devant ces tableaux où des relents toporiens se mêlent à une esthétique nourrie par l’épouvante japonaise. La contribution à la bande originale (formidable) d’Akira Yamaoka, emblématique compositeur des jeux Silent Hill, n’est pas étrangère à cette impression, mais l’influence japonaise la plus manifeste est probablement celle du cinéaste Satoshi Kon, tant le jeu est hanté par le spectre de Perfect Blue et de sa chanteuse enfermée dans l’œil fétiche d’un fan-agresseur.

Le jeu pousse le vice jusqu’à faire en sorte que son gameplay épouse l’état émotionnel de Gloria (belle séquence de puzzle ambulatoire où l’on doit caler ses mouvements sur les strophes d’un poème). Irrespirable, Decarnation ne laisse pas plus de répit à sa captive qu’au joueur, toujours encouragé à décoder le langage sous-jacent de la symbolique des tableaux qu’il traverse, d’une création qui organise sa propre autocritique le temps d’une scène de musée où se bousculent ses influences (David Lynch, Hans Bellmer, Takato Yamamoto, Fragonard…). Pour mieux souligner que cette femme constamment épiée par une caméra n’est pas seulement regardée mais également montrée, mise en scène, par les hommes.

Decarnation d’Atelier QDB, sur PC et Switch.

2023-06-04T07:12:22Z dg43tfdfdgfd